Points à retenir:
- Diverses facteurs ont tiré les rendements obligataires à la hausse, qu’il s’agisse des mesures prises par la Banque du Japon ou de l’attention nouvelle portée aux niveaux de la dette publique, mais la vigueur récente des chiffres sur l’activité américaine contraste avec le ralentissement du marché de l’emploi et la faiblesse de l’Europe et de la Chine.
- Nous pensons que nous sommes proches d’un tournant, le débat se déplaçant de l’inflation vers l’emploi et les perspectives de croissance.
- Les taux sont restrictifs. Selon nous, les taux réels à dix ans aux États-Unis proches de 2% ne peuvent être maintenus. Nous continuons à privilégier la duration longue et à être défensifs sur le crédit.
D’une certaine manière, il s’agit d’une situation idéale où divers facteurs ont œuvré conjointement pour tirer les rendements obligataires à la hausse. Pourtant, l’évolution des rendements obligataires jusqu’aux niveaux d’octobre 2022 (et dans certains cas au-delà) a été conditionnée par une revalorisation des taux réels plutôt que par une évolution à la hausse des prévisions d’inflation.
Illustration 1: la hausse des rendements est due aux taux réels plutôt qu’aux prévisions d’inflation
- Source: Bloomberg, taux nominal des bons du Trésor américain à 10 ans, taux (réel) des titres protégés contre l’inflation (TIPS) à 10 ans. Le point mort à 10 ans est un indicateur de l’inflation prévisionnelle, c’est-à-dire quel niveau d’inflation prévoient les acteurs du marché en moyenne au cours des 10 prochaines années. Il est obtenu en soustrayant le rendement des TIPS des taux des obligations nominales de même échéance. Du 30 septembre 2003 au 15 septembre 2023. Les rendements peuvent varier dans le temps et ne sont pas garantis.
La hausse récente des rendements peut être attribuée à plusieurs facteurs,à commencer par le changement de la politique de la Banque du Japon concernant le contrôle de la courbe des taux lorsqu’elle a élargi leur fourchette à +/-1%. Cette décision a été suivie par l’abaissement de la notation de crédit souverain des États-Unis par l’agence Fitch, qui a mis l’accent sur les déficits budgétaires des gouvernements et sur l’offre d’obligations, même si tout cela était déjà connu. Par ailleurs, les statistiques économiques à court terme aux États-Unis, telles que les ventes au détail, ont dépassé les attentes,ce qui a fait naître l’espoir d’une croissance soutenue malgré les niveaux élevés des taux.
Pour l’instant, les États-Unis semblent plus résistants, mais ailleurs, les principales économies sont fragiled, certaines parties de l’Europe (dont l’Allemagne) étant déjà en récession, et la Chine étant en désinflation,comme en témoigne les indices des directeurs d’achat (PMI) européens et britanniques qui montrent une fragilité accrue, les effets retardés de la politique monétaire commençant à se faire sentir.
Illustration 2: les services européens suivent les PMI manufacturiers en territoire marquant une contraction
- Source: Bloomberg, S&P Global/CIPS UK Manufacturing and Services PMIs; S&P Global Eurozone Manufacturing and Services PMIs. Un chiffre supérieur à 50 indique une expansion et un chiffre inférieur à 50 indique une contraction, de décembre 2020 à août 2023.
En Europe, la hausse des taux a l’effet escompté, à savoir le ralentissement de l’économie. En fait, lors de la réunion de septembre 2023 de la Banque centrale européenne (BCE), la présidente MmeLagarde a déclaré que l’effet de transmission de la politique monétaire est aujourd’hui «fort et plus fort que ce que nous avons observé lors des cycles précédents» et qu’il a un «impact contraignant».
Nous sommes ouverts à l’idée que la récession aux États-Unis pourrait être évitée, mais cette idée doit être largement corroborée par les statistiques. Quelques points de données solides ne constituent pas une tendance. Par ailleurs, les indicateurs avancés que nous suivons, qui définissent les cycles économiques depuis les années 1960, restent à des niveaux faibles ou négatifs.
Si l’on examine les conditions d’atterrissage en douceur depuis 1960, les éléments suivants doivent avoir été réunis: assouplissement des normes de prêt bancaire, faible inflation et relèvements modérés des taux par la Réserve fédérale américaine (Fed). Aujourd’hui, nous disposons de normes de prêt bancaire strictes, d’une inflation toujours élevée et d’un cycle de hausse des taux rapide. Dans un contexte historique, les atterrissages en douceur ne sont pas faciles à réaliser, tandis que, par leur nature même, les récessions «tendent à être non linéaires, raison pour laquelle elles sont très difficiles à modéliser» pour reprendre les termes du président de la Fed M.Powell[1].
Le bouleversement du marché de l’emploi
Les commentateurs n’hésitent pas à mettre en avant la robustesse du marché du travail pour démontrer qu’un atterrissage en douceur est possible. Cependant, la politique monétaire fonctionne avec des décalages longs et variables et le marché de l’emploi est généralement le dernier à chuter.
Les marchés de l’emploi semblent plus solides en raison de la rétention de main-d’œuvre (conserver des employés pour être prêt à faire face à une reprise et éviter les coûts de réembauche), de l’illusion monétaire (l’accent mis sur les revenus nominaux a conduit les entreprises à retarder la réduction de leur effectif) et de la croissance des emplois à faible productivité dans les services. Aux États-Unis, l’Inflation Reduction Act / CHIPS & Science Act / Student Loan Waiver a soutenu l’emploi dans des secteurs tels que l’automobile et la construction non résidentielle, mais ce soutien est en train de s’estomper.
En ce qui concerne l’avenir, les principaux indicateurs de l’emploi sont toujours orientés à la baisse et la situation est moins solide qu’il n’y paraît à première vue. Prenons l’exemple des chiffres sur les emplois non agricoles. Ils ont pâti récemment d’importantes révisions à la baisse. En fait, si l’on ajuste les chiffres de chaque mois réel pour refléter les révisions apportées aux deux mois précédents, une tendance claire commence à se dessiner: la création d’emplois a été sous-estimée lorsque l’économie est sortie des restrictions dues au COVID en 2021, mais elle a été surestimée ces derniers mois. Nous pensons qu’il s’agit là d’un symptôme des retards dans la prise d’effet des politiques.
Illustration 3: les chiffres de l’emploi aux États-Unis montrent une tendance à la détérioration
- Source: LSEG Datastream, emplois non agricoles aux États-Unis, première estimation réelle et ajustée des révisions des 2 mois précédents, de janvier 2021 à août 2023.
De même, le taux de chômage aux États-Unis a bondi de 3,5% à 3,8%. Les commentaires suggèrent que la hausse du chômage est due à l’augmentation du taux de participation (les personnes qui travaillent ou qui cherchent un emploi), ce qui est globalement favorable. Toutefois, une analyse plus approfondie des données relatives aux flux de main-d’œuvre prouve le contraire. La hausse de 736 000 de la participation s’explique principalement par l’augmentation de 518 000 du nombre de chômeurs. Dans la composante des chômeurs, 244 000 de la hausse sont dus au fait que les personnes sont restées au chômage plus longtemps (les chômeurs (U) restant chômeurs (U), ce que la Fed qualifie de flux UU) et 175 000 de la hausse a été due aux personnes passant de l’emploi (E) au chômage (ce que la Fed qualifie de flux EU) et 99 000 aux personnes qui ne faisaient pas partie de la population active et qui sont devenues chômeurs[2].
Nous pouvons en déduire qu’un nombre de 419 000 a été du à des facteurs involontaires (tels que le fait qu’il faille plus de temps pour chercher un emploi et les licenciements purs et simples) et que seulement 99 000 personnes étaient volontairement à la recherche d’un emploi. Si l’on examine les données historiques, on constate qu’à 14 reprises depuis janvier 1990, le chômage a augmenté de plus de 400 000 personnes en raison de facteurs involontaires. Parmi ces hausses du chômage, 12 ont eu lieu au début ou pendant une récession![3]
Cela fait écho au changement de ton observé sur le marché du travail. Le taux de démission JOLTS (qui mesure le pourcentage de personnes qui quittent volontairement leur emploi chaque mois) est passé d’un pic de 3 l’année dernière à 2,3, ce qui correspond aux niveaux d’avant COVID[4].
Politique restrictive
Selon nous, les taux réels américains à 10 ans proches de 2% ne peuvent être maintenus. En fait, le cycle de hausse de la Fed est désormais sans précédent, en ce sens qu’elle n’a jamais continué à relever ses taux alors que l’inflation est en baisse par rapport à son pic et que la croissance des bénéfices est devenue négative.
À partir de là, il est difficile d’envisager une augmentation durable de la croissance des bénéfices, compte tenu de la faiblesse des prêts bancaires, du faible niveau des indices PMI, de la baisse du taux de variation de la masse monétaire et du fait que les taux d’intérêt n’ont pas encore été abaissés. Aux États-Unis, l’inflation s’est nettement améliorée, l’inflation sous-jacente annualisée sur trois mois se situant désormais juste en dessous de 3%[5]. Cela devrait finir par se répercuter sur les taux réels de la Fed, l’incitant à réduire les taux simplement pour maintenir sa politique aussi restrictive qu’elle l’est aujourd’hui.
Un certain nombre d’arguments circulent pour expliquer l’action sur les prix et justifier le maintien des rendements des bons du Trésor américain à dix ans à leur niveau actuel: l’impact de l’IA sur la productivité, qui pourrait entraîner une croissance économique plus élevée; l’impact inflationniste de la transition énergétique nette zéro; la relocalisation des chaînes d’approvisionnement et l’impact de la démographie sur l’offre de main-d’œuvre. En contrepartie, les ratios dette/PIB augmentent étant donné que les coûts plus élevés du service de la dette freinent la croissance économique. Un taux neutre modérément plus élevé n’empêche pas non plus les obligations à rebondir à mesure que le cycle s’inverse. Les rendements obligataires suivent l’évolution de la croissance et devraient baisser en cas de récession. Le taux directeur neutre est le taux d’intérêt réel auquel la politique n’est ni accommodante ni restrictive, c’est-à-dire lorsque l’économie fonctionne au plein emploi et que l’inflation est stable.
Selon nous, les valorisations actuelles du marché du Trésor ne tiennent pas compte de la trajectoire du ralentissement de l’inflation et des marchés du travail. Lorsque l’inflation diminue, à moins que les rendements nominaux ne baissent, le taux réel augmente. Lors de la conférence de presse organisée à l’occasion de la réunion de septembre de la Fed, le président M.Powell a déclaré que «les taux d’intérêt réels sont désormais bien supérieurs aux estimations générales du taux directeur neutre», tout en reconnaissant les incertitudes liées à l’évaluation précise de l’orientation de la politique[6].
D’autres marchés corroborent la déconnexion des rendements obligataires. Le cuivre est une matière première très utilisée dans l’économie, son cours est donc un baromètre utile de l’industrie. L’or est un actif financier traditionnellement considéré comme défensif. Ainsi, lorsque les cours du cuivre augmentent par rapport à ceux de l’or, cela indique généralement une accélération de l’économie et lorsque le cuivre diminue par rapport à l’or, cela indique une faiblesse de l’économie. De même que les rendements obligataires étaient trop faibles en 2021 lorsque l’économie s’est accélérée, ils semblent aujourd’hui trop élevés. Le ratio cuivre/or suggère que les rendements des bons du Trésor devraient être beaucoup plus bas.
Illustration 4: les marchés obligataires sont déconnectés des matières premières
- Source: Bloomberg, rendement du Trésor américain à 10 ans, cours du cuivre représenté par le cours de l’indice des contrats à terme sur le cuivre (mois civil en cours), or représenté par le cours de l’once troy en dollars américains. Le ratio reflète la valeur de l’indice divisée par le cours de l’or, par exemple au 31 août 377,25/1940,56 = 0,1965. Données entre le 1er septembre 2008 et le 1er septembre 2023.
Le marché présente actuellement de nombreuses contradictions, mais la politique monétaire fonctionne. La formation de crédit (nouveaux emprunts) ralentit et la dynamique des marchés de l’emploi s’essouffle. Les taux courts élevés ont l’effet escompté d’attirer l’argent vers les liquidités et les bons du Trésor. La hausse des rendements qui s’est produite le long de la courbe des taux offre, selon nous, aux investisseurs la possibilité de bénéficier à la fois de revenus et de plus-values. À titre d’exemple, si le rendement d’une obligation du Trésor à 10 ans diminuait de 4,4% à 4%, le cours de l’obligation augmenterait de 3,3%, ce qui donnerait une performance totale (plus-value plus revenu du coupon) sur un an d’environ 7,7%, soit un niveau supérieur à la détention d’un bon du Trésor à un an dont le rendement est de 5,47%[7]. En cas de récession, nous nous attendons à ce que les rendements des obligations à moyen terme chutent beaucoup plus, ce qui se traduirait par des plus-values plus importantes.
L’évolution récente des rendements met à l’épreuve la patience et la détermination des investisseurs obligataires et a pénalisé notre position sur la duration longue. Nous restons d’avis qu’une récession est plus probable qu’improbable, ce qui justifiera que des baisses de taux soient prévues l’année prochaine et que les marchés du crédit devront se réajuster en conséquence. Jusqu’à ce que les signaux de notre processus macroéconomique identifient un point d’inflexion ou un retournement, nous continuons à privilégier cette exposition.