Alors qu’en juin 2008, le lancement par KBC de produits indexés à la hausse des cours du cacao, du café, du sucre, du blé, du maïs et du soja avait provoqué un scandale, poussant même plusieurs hommes politiques à proposer l’interdiction de ce type de produit, plusieurs banques et fonds investissent de nouveau le secteur agricole.
Selon la FAO (Agence des Nations Unies pour l’Agriculture et l’Alimentation), pour faire face à la croissance démographique - correspondant à plus de 2 milliards de bouches supplémentaires à nourrir d’ici 2050 - il faudra accroître la production agricole mondiale de 70%, correspondant à une augmentation des terres arables de plus de 100 millions d’hectares.
Banques et fonds d’investissement ont déjà anticipé la tendance. Depuis plusieurs mois, Deutsche Bank et Goldman Sachs ont acquis des fermes et des usines de viande en Chine. Morgan Stanley a acheté plusieurs milliers d’hectares de terres en Ukraine, le bassin de céréales de l’Europe. Selon un dirigeant de Morgan Stanley, beaucoup d’autres grandes banques sont également à la recherche de terres.
L’information est confirmée par Barclays Capital, la division banque d’investissement de Barclays. Roger Jones, co-head of commodities chez Barclays Capital, précise «nous étudions un grand nombre d’options de ce type».
Les hedge funds et les grandes entreprises ne sont pas en reste. Le hedge fund Renaissance Capital a également investi en Ukraine et y a acheté 300 000 hectares. L’entreprise lituanienne Agrowill, les Suédois Alpcot Agro et Black Earth Farming investissent massivement en Russie. Le fonds d’investissement américain Black Rock a mis sur pied un fonds spéculatif agricole de 300 millions de dollars, dont 30 millions sont dédiés à des acquisitions de terre. Le britannique Dexio Capital souhaite acheter 1,2 million d’hectares de steppes russes. La société française Louis Dreyfus Commodities qui possède 60 000 hectares au Brésil est actuellement intéressée par l’achat ou la location de terres en Afrique subsaharienne. Le groupe immobilier Knight Frank International met en place un fonds pour acheter des terres agricoles dans le Royaume-Uni.
Les hedge funds auraient acheté des milliers d’hectares de maïs et de plantations de canne à sucre aux États-Unis et au Brésil.
«L’agriculture va être l’un des meilleurs secteurs pour faire de l’argent dans les 10 prochaines années» avait averti Jim Rogers, un des gourous de l’industrie des hedge funds, lors d’une interview accordée à Reuters au mois d’août.
«Dans de nombreux endroits du monde, les prix alimentaires sont élevés et les prix des terres faibles, explique l’ONG Grain. On peut donc clairement gagner de l’argent en prenant le contrôle des meilleurs sols, proches des ressources en eaux.» L’horizon de placement est de 10 ans en moyenne et les retours sur investissements sont évalués entre 10 et 40% par an pour les fermes situées en Europe et peuvent atteindre 400% en Afrique.
En France, Charles Beigbeder a également flairé le bon filon. Apres avoir révolutionné le marché du courtage boursier avec le courtier en ligne Self Trade, puis celui de l’électricité avec Poweo, il s’attaque désormais à l’agriculture.
A 45 ans, il est devenu président et actionnaire d’AgroGénération, un producteur de céréales qui exploite actuellement trois fermes d’une surface totale de 20 000 hectares en Ukraine. Il vise, à terme, d’accroître cette superficie à près de 500 000 hectares correspondant à une production annuelle d’environ 2 millions de tonnes de grains de blé.
Si la spéculation, les rendements et la diversification des investissements sont les moteurs des banques, entreprises et hedge funds, il n’en est pas de même de la plupart des Etats qui se lancent dans l’achat ou la location de terres loin de leurs frontières. Ceux-ci souhaitent assurer à leur population une sécurité alimentaire en se lançant dans la production céréalière et de viande plutôt que de recourir aux importations dépendantes des fluctuations des cours mondiaux.
Les monarchies du golfe qui disposent de très peu de terres arables, souhaitent garantir l’approvisionnement de leur population en ressources agricoles, et notamment en blé. Elles possèdent plus de 3 millions d’hectares au Soudan, au Pakistan et en Indonésie. Suite à l’augmentation des prix alimentaires sur le marché mondial et à la chute du dollar, les pays du Golfe persique ont vu, en cinq ans, la facture de leurs importations bondir de 8 à 20 milliards de dollars. L’Arabie Saoudite a annoncé en février dernier vouloir investir en Afrique du Sud et aux Philippines pour cultiver bananes, mangues, ananas, riz, maïs et viande bovine. Toutes ces denrées seraient destinées au marché saoudien. Le Qatar et le Koweït sont locataires de centaines de milliers d’hectares au Cambodge.
Avec près de 2,5 milliards de personnes, la Chine et l’Inde abritent près d’un tiers de la population mondiale. Les deux pays qui possèdent un ratio «population/terres agricoles» assez faible, cherchent à obtenir de nouvelles concessions loin de leur contrée.
La Chine a ainsi acquis 2,1 millions d’hectares (soit l’équivalent de la Slovénie) en Amérique du Sud, en Afrique, en Asie du Sud-Est et en Australie. L’empire du Milieu voit ses surfaces agricoles disparaître à mesure que le pays s’industrialise.
«Au cours des cinq prochaines années, vous aurez des millions de personnes en plus cherchant à manger du pain, des nouilles, et à boire du café ... Il n’ya aucune chance que l’offre puisse rattraper la demande», explique Badung Tariono, gestionnaire de fonds pour ABN AMRO basé à Amsterdam.
Et ce n’est pas tout. La pression sur les terres arables viendra aussi de la demande croissante en biocarburants et en céréales pour l’alimentation du bétail afin de fournir de la viande vers les marchés émergents.
La gestion des ressources agricoles sera un véritable défi pour l’ensemble des pays de la planète. Et les risques sont énormes: A Madagascar, la location d’un million trois cent mille hectares de terres (soit la moitié de l’espace agricole disponible) par le groupe coréen Daewoo pour une durée de 99 ans, a provoqué une véritable révolte de la population, conduisant à l’annulation de la vente et la destitution du président.