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Réflexion d'un gérant obligataire value sur la crise ukrainienne

En tant qu’investisseur obligataire value, nous avons pris le parti d’analyser chaque hiatus, évènement, crise, afin de déterminer si les primes de risque crédit ne souffrent pas d’une décote liée aux contraintes des principaux intervenants du marché, banques centrales et institutionnels en tête, recelant ainsi une opportunité d’investissement attractive pour un investisseur.

Alors que les primes souveraines restent complexes à analyser, et l’exemple des pays périphériques européens en est le parangon, avec leur dette abyssale et leurs taux quasi nuls, il est parfois possible de déceler, au sein des pays en crise, des entreprises bénéficiant d’une position, d’un métier, d’une diversification géographique, d’une indépendance vis-à-vis des sujets et conflits politiques, propres à rendre leurs obligations sinon exemptes de risque, du moins au rapport rendement/risque attractif. Ce vecteur d’investissement répond aussi totalement à la problématique ESG puisqu’il ne serait pas légitime de mettre un pays entier au ban, de manière mécanique, parce qu’il est mis sous pression, voire menacé, par un autre.

La crise ukrainienne en cours mérite donc d’être analysée en ce sens. Si nous évitons tant que possible les émetteurs russes – en dehors de Gazprom Luxembourg, principal fournisseur de gaz en Europe et ainsi exempt des embargos en cours –, nous avons, depuis plusieurs années, investi sur quelques émetteurs ukrainiens. En effet, depuis 2014, leur prime restait élevée, comme la tension avec la Russie. Mi-2021, alors que les troupes russes s’amassaient déjà à la frontière, nous avions préféré céder nos positions de manière préventive.

Alors que les rendements ont bondi et que la crise atteignait son paroxysme il y a quelques jours, nous avons envisagé à nouveau les émetteurs ukrainiens pour notre fonds Octo Crédit Value. C’est dans ce cadre que nous vous livrons aujourd’hui une synthèse de notre note d’analyse, rédigée par Mathieu Cron et que nous tenons à disposition de nos investisseurs.

«Qu’y-a-t-il de nouveau dans la situation actuelle?» Voilà les mots avec lesquels le Président ukrainien s’est adressé au peuple dont il a la charge mi-janvier. Avec raison, dans la mesure où la situation actuelle de tensions extrêmes aux frontières de l’Ukraine, ne constitue dans une certaine mesure, que la dernière convulsion d’une crise historique dont le pic remonte à 2014 et l’annexion de la Crimée.

La nouveauté de la situation résiderait-elle dans le caractère inéluctable d’une agression militaire?

Si les mouvements de troupes russes aux frontières de l’Ukraine, l’ultimatum du Kremlin aux puissances occidentales ou encore la publication autographe de Vladimir Poutine sur «l’Unité historique des Russes et Ukrainiens» peuvent plaider en ce sens, il faut garder en tête que la situation intérieure russe est aujourd’hui délicate, qu’il s’agisse du gouvernement, des tensions sociales ou des scandales de corruption.

Ainsi, comment ne pas voir dans ce soudain regain d’intérêt du maître du Kremlin pour des thèses panrusses développées au 19ème siècle par les milieux intellectuels russes et ses déclarations sur les prétendues visées expansionnistes de l’OTAN au détriment de la Russie, une manœuvre visant à conjurer des difficultés domestiques croissantes? La stratégie a beau paraître éculée, elle n’en a pas moins ses mérites politiques.

Elle en a d’autant plus d’ailleurs, qu’à raviver la possibilité d’un conflit armé aux confins orientaux de l’Union européenne, le Kremlin semble en mesure d’atteindre deux objectifs:

  • Mettre à mal les perspectives de la seule réelle expérimentation démocratique à ses frontières
  • Rouvrir la question de l’espace d’influence russe dans l’ère post soviétique

La temporalité de ce regain de tension ne doit d’ailleurs rien au hasard. Il s’inscrit dans la continuité du retrait des Etats-Unis du théâtre afghan, le Président russe y ayant manifestement vu une preuve de la faiblesse de la nouvelle Présidence américaine, ou à tout le moins, l’évidence de sa volonté de ne pas risquer de nouveau conflit armé loin de ses bases…

Que penser dès lors des menaces russes? Pur bluff ou risque réel d’invasion?

Le propre d’une menace effective étant qu’elle soit crédible, on ne saurait totalement exclure l’hypothèse d’une escalade militaire russe en Ukraine dans la mesure où le Kremlin a manifestement tout mis en œuvre pour que cette crédibilité soit assurée: non seulement, comme évoqué plus haut, le déploiement de troupes russes aux frontières de l’Ukraine est sans précédent mais les autorités russes ont patiemment construit une forteresse économique capable de soutenir des sanctions économiques massives: augmentation des réserves en or et devises, réduction de la dette publique, réduction de la dépendance aux investissements étrangers.

Et ce, alors que dans le même temps, l’Union européenne a, pour sa part, été incapable de réduire sinon sa dépendance aux matières premières russes.

Un conflit Ukraino-russe est-il pour autant inéluctable? Certes, le fait que les demandes assorties à l’ultimatum russe de décembre dernier soient totalement inacceptables pour l’Alliance Atlantique et les Etats-Unis pourrait porter à l’anticiper. Mais, en réalité, Vladimir Poutine semble avoir davantage intérêt à continuer à agiter la menace d’une intervention militaire, tout en affirmant sa volonté de «maintenir ouvert le dialogue avec les puissances occidentales» qu’à déclencher des hostilités avec l’Ukraine.

Nous privilégierons en conséquence, deux types de scénarios ici:

  • Celui d’une opération militaire d’envergure limitée en Ukraine qui viendrait consolider les acquis des opérations de 2014 en actant l’annexion du Dombass, sachant que, les réalités climatiques, topographiques et géologiques ukrainiennes imposerait qu’elle se déroule (au sol) entre mi-février et mi-mars, avant le dégel.
  • Celui d’une poursuite de la symphonie actuelle, entre menaces et sommets diplomatiques, qui permettrait à Vladimir Poutine de réinstaller durablement la Russie au centre du jeu diplomatique mondial.

Ces éléments étant posés, reste à déterminer quels émetteurs privés ukrainiens auraient suffisamment de capacité de résilience face au pire de nos scénarios centraux.

Le sujet de crise étant avant tout politique, nous écarterons ainsi d’office les agences ou entreprises dont les liens capitalistiques avec l’Etat ukrainien sont trop forts, comme Naftogaz, NPC Ukrenergo, Ukraine Railways et l’Agence nationale des voies routières.

Restent ensuite à analyser, pour les autres émetteurs que sont par exemple Kernel, Metinvest, Dtek Renewables ou encore Mironivsky Hliboprodukt la géographie des unités opérationnelles par rapport aux zones de conflit potentiel, la diversification géographique, la capacité à poursuivre des liens commerciaux avec l’étranger en cas de conflit, puis des éléments plus traditionnels de bilan, de qualité de crédit et d’ESG, avec un focus particulier sur la gouvernance, qui peut-être un sujet critique sur les émetteurs de la région.

Si notre analyse reste évolutive, nous avons ainsi en premier lieu considéré que la prime de crédit de l’émetteur Kernel pouvait être une opportunité d’investissement au regard d’un conflit potentiel, de ses fondamentaux et de sa résilience déjà éprouvée dans les stress de 2014. Alors que les obligations 2024 offrent encore 9% de rendement en Euros, nous avons ainsi initié notre retour sur cet émetteur ukrainien, premier producteur mondial d’huile de tournesol.

Matthieu Bailly Février 2022
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