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La guerre des changes : Inutile, contre-productive et dangereuse

Selon Mory Doré, certains pays arrimant leurs devises au dollar seront obligés de sacrifier le lien quasi fixe de leur parité, ce qui devrait maintenir un régime de très forte volatilité sur les marchés financiers...

Nous nous référons souvent à cette citation de l’économiste Thomas Sowell: «Il est difficile d’imaginer une façon plus stupide ou plus dangereuse de prendre des décisions que de mettre ces décisions entre les mains de personnes qui n’en tireront pas les conséquences en cas d’erreur». Ces personnes sont bien connues. Il s’agit de décideurs politiques, économiques ou encore monétaires. D’ailleurs, quand Mario Draghi parle du pouvoir illimité de son institution, il n’a pas totalement tort – puisque techniquement il n’existe pas de limites à la création monétaire même si à long terme il existe des limites économiques et financières – mais il aurait dû rajouter: «non seulement notre pouvoir est illimité mais en plus nous n’assumerons pas les erreurs qui pourraient résulter de certaines de nos décisions». Sowell a raison: l’absence de sanction rend irresponsable. C’est vrai dans la vie de tous les jours mais aussi dans la pratique politique et économique à «haut niveau».

Nous sommes en présence d’une telle irresponsabilité avec l’actualité du marché des changes qui va fortement préoccuper les marchés financiers et la conjoncture mondiale dans les semaines et mois qui viennent. Car il ne s’agit plus aujourd’hui de corriger la surévaluation ou la sous-évaluation de telle ou telle parité de change mais de rentrer dans une véritable guerre des changes.

Non seulement, cette guerre illustre ce que l’on appelle en économie un équilibre non coopératif mais encore pose trois types de problèmes que nous allons examiner dans ce papier.

  • D’abord les lacunes conceptuelles sur la compréhension des liens entre le niveau de la valeur d’une monnaie et la croissance via les exportations. La manipulation du change par les autorités monétaires est souvent inefficace.
  • Ensuite la financiarisation de l’économie et les effets pervers de la surliquidité sur les marchés financiers rendent contreproductives ces manipulations. On le verra avec les exemples de la zone Euro et du Japon.
  • Enfin, il ne faut jamais oublier que certaines lois économiques (et heureusement pour les économistes, il en existe) ne peuvent être transgressées sans dommage. On se souviendra du fameux triangle de Robert Mundell (l’un des plus brillants économistes du XXème siècle lauréat du prix Nobel en 1999) pour comprendre les risques sérieux qui pèsent sur les marchés financiers et la conjoncture économique mondiale en 2016 et au-delà.

Notre premier sujet concerne le débat sur la baisse de la valeur de la monnaie d’un pays qui serait sensée rééquilibrer miraculeusement les comptes extérieurs. Cette baisse de valeur la monnaie découragerait des importations devenues plus chères, encore faut-il pouvoir y substituer de la production domestique. Et elle encouragerait des exportations devenues plus compétitives, encore faut-il être positionné sur les secteurs d’activité pour lesquels la demande étrangère est soutenue et encore faut-il que le coût du salaire réel ne progresse pas plus vite que la productivité dans ces secteurs exposés à la concurrence internationale. En réalité la théorie traditionnelle est souvent défiée. Aujourd’hui, Il y a de mauvaises dépréciations du change (France, Japon,..) et il y a de bonnes appréciations du change (Allemagne avec un fort contenu en importations des exportations). Ceci n’est pas vraiment nouveau et je pensais que tout le monde en était convaincu.

Mais il y a plus dramatique. On applique ces prétendues recettes de politique économique lorsque l’on conseille à des pays au stade de développement peu avancé des politiques de dévaluation de la monnaie nationale destinées à soi-disant restaurer la compétitivité et l’efficacité de l’économie nationale.

J’espère que si j’étais en situation de responsabilités politiques, économiques ou monétaires dans ce type de pays, je serais en mesure de résister à la stupidité de ces conseils du FMI ou d’ailleurs (là encore les conseilleurs ne sont jamais les payeurs). Quand on demande à un petit pays (rien de péjoratif à l’appellation de petit pays) de dévaluer, on dit au ministre de l’économie ou au gouverneur de la banque centrale de ce pays que cela va attirer des capitaux et accroître les exportations d’une part et réduire les importations d’autre part (et l’on fait tourner des modèles économétriques pour impressionner pour ne pas dire mystifier son auditoire). Pourtant pas besoin de modèles pour démontrer que la dévaluation ne fait que modifier le rapport entre les prix intérieurs et les prix extérieurs. Or coté exportations il n’y a pas lieu de s’attendre à une amélioration puisque les prix sont fixés hors des frontières (matières premières pour ceux qui en produisent) et puisque les marges des entreprises sont souvent trop faibles (c’est d’ailleurs le cas dans notre pays). Donc la sensibilité des volumes de produits exportés à leurs modifications de prix est ridicule. Coté importations, les prix augmentent mais on ne peut les réduire parce qu’il faudrait produire sur place et de plus celles-ci sont souvent le fait de la commande publique, et chacun sait que l’état est l’agent le moins rationnel économiquement et que ce faisant il se contrefout de payer plus cher ce qu’il achète. Allez un peu de bon sens, l’état réel de l’économie d’un pays ne peut s’analyser au travers de statistiques et d’indicateurs auxquels l’on peut faire dire ce que l’on veut. Cet état réel ne peut être différent de la vraie économie, celle où les agents économiques cherchent à créer des vraies richesses et donc cherchent à acheter bon marché et à vendre cher. Pas besoin de macroéconomie «sophistiquée» (réservons là pour notre troisième problème ci-dessous) pour comprendre que moins vous achetez cher et plus vous vendez cher, plus vos profits seront élevés. Alors la dévaluation que tout le monde recherche est signe d’appauvrissement: lorsqu’un pays dévalue, il va acheter plus cher tout ce qui vient de l’étranger et vendre moins cher tout ce qui repart à l’étranger.

La guerre des changes, c’est lorsque des responsables politiques vous annoncent que la dévaluation de leur monnaie sera bonne pour l’économie de leur pays mais que la dévaluation d’une autre monnaie est un acte de concurrence déloyale, de dumping et de protectionnisme.

Ce sont des discours que l’on entendra de plus en plus en France (et pas seulement dans les rangs des partis «anti-européens») mais aussi de plus en plus dans le monde

Notre second sujet porte sur la manipulation du change indirectement par le canal des taux directeurs de la banque centrale. Nous avons eu le 29/01 dernier une décision de politique monétaire de la Banque du Japon. Celle-ci a abaissé son principal taux directeur à -0.10%. La BOJ vient de rejoindre les banques centrales de Suède, du Danemark, de la Suisse et de la Zone Euro dans le cercle de moins en moins fermé des banques centrales à taux directeurs négatifs. Certes la réaction première a été une forte baisse du yen contre dollar mais aussi sterling et euro. Mais chacun sait qu’à la moindre rechute des indices boursiers (et c’est ce qui s’est passé durant la première semaine de février) le yen se réappréciera fortement comme ce fut le cas durant les 3 première semaines de l’année 2016. Triste privilège des monnaies dites refuge en période de forte aversion au risque.

En réalité plutôt que monnaie refuge, il faudrait parler de monnaie de financement (ou de carry-trade) avec un mécanisme bien connu: la devise empruntée et vendue pour acheter des actifs risqués libellées dans des devises à rendements plus élevés est violemment rachetée pour déboucler ces positions spéculatives quand les marchés de ces actifs risqués chutent fortement (ces fameux débouclements de carry trade qui font tant de «victimes» sur le forex).

Le carry trade existe depuis fort longtemps (depuis que l’économie s’est fortement financiarisée, c’est-à-dire le milieu des années 1990). Le contexte d’avant crise financière et d’écrasement des primes de risques des années 2004-2007 permet de comprendre comment les carry-trade ont façonné nombre d’évolutions de marché et surtout comment leur débouclement a déstabilisé les marchés financiers. On se souvient qu’à l’époque l’absence d’aversion au risque conduisait au jeu préféré suivant: emprunts de CHF et de JPY à des taux très bas, vente de ces devises contre USD et autres devises à haut rendement afin de capter un portage positif immédiat; le retour d’aversion au risque a conduit des hedge funds en fortes pertes pratiquant le carry trade à déboucler leurs positions en rachetant massivement à découvert le JPY et le CHF; c’est ce qui s’est violemment passé entre juillet 2007 et fin 2008 et c’est pourquoi, à tort ou à raison, tout regain d’aversion au risque fut et est encore très souvent synonyme d’appréciation du JPY et du CHF.

Dans les années 2011-2013, le USD (toujours avec le yen) assorti de taux d’intérêts quasi nuls fut une monnaie de carry trade empruntée contre devises émergentes. Les mini krachs sur les actifs émergents depuis mai 2013 étaient essentiellement dus à des débouclements de cette seconde génération d’opérations de carry trade.

Depuis 2014, l’euro assorti de taux nuls et appelés à le rester durablement a rejoint le yen comme monnaie de carry trade. La BCE et la BOJ qui mènent des politiques monétaires inutilement accommodantes (QE et taux toujours plus négatifs) pour déprécier leurs devises, les transforment donc en monnaies de financement (de carry trade) et s’exposent à de violentes réappréciations dès que les marchés d’actifs risqués s’effondrent. Là encore la recherche de la baisse à tout prix de la monnaie pour relancer des anticipations d’inflation est totalement contreproductive. Souvenons-nous des folles journées de krach du 20/08/2015 au 24/08/2015 avec une baisse du CAC 40 de 4885 à 4380 (soit un peu plus de 10%) et une hausse violente de la parité euro-dollar d’un plus bas de 1.1105 le jeudi 20/08 à un plus haut de 1.1710 le lundi 24/08 (pour la petite histoire la parité clôturera le vendredi 28/08 à 1.1180!!)

Notre troisième sujet va évoquer le fameux triangle d’incompatibilité de Robert Mundell. Cette incompatibilité met en exergue le fait que l’on ne peut avoir tout à la fois fixité du change, liberté des mouvements de capitaux et indépendance de la politique monétaire. Il faut sacrifier l’un des trois cotés du triangle. Ici la macroéconomie nous est d’un grand secours et il est bon de faire référence à des théories pertinentes, solides et surtout éprouvées par les faits. Les étudiants en économie d’hier et d’aujourd’hui sont familiers des travaux de Mundell. Je ne serais pas surpris que celui-ci (83 ans et prix Nobel en 1999) devienne très médiatisé à l’occasion de la survenance possible de certains événements monétaires dans les semaines et mois qui viennent. On pense notamment à des pays qui risquent d’être confrontés au triangle d’incompatibilité de Mundell. Les autorités chinoises (jusqu’en août 2015), saoudiennes et de Hong-Kong maintiennent un peg entre leur monnaie et le dollar. Ce peg est de plus en plus insoutenable (problème de compétitivité des économies asiatiques, pertes de recettes d’exportation pour les pays de l’OPEP).

Le maintenir impliquerait de renoncer à son indépendance monétaire ou de rétablir des contrôles de capitaux. Ni l’un, ni l’autre ne paraissant réalistes, on peut raisonnablement anticiper dès cette année une rupture des pegs Dollar-Yuan, Dollar-Rial, Dollar- HK Dollar. Sinon, les banques centrales de ces pays brûleront leurs réserves de change (et donc vendront des actifs US et Euro) pour défendre le lien quasi-fixe de leur monnaie vis-à-vis du dollar.

Après tout, ne vaut-il pas mieux un krach violent à court terme provoqué par ces ruptures qu’un krach prolongé provoqué par de fortes ventes d’actifs financiers US et Euro par ces banques centrales

Ce triangle d’incompatibilité a, dans un autre contexte, concerné l’Europe. La Banque nationale suisse a montré en janvier 2015 qu’il devenait difficile de maintenir le cours plancher de 1.20 sur la parité euro/franc suisse mis en place en septembre 2011 (certes techniquement, la BNS pouvait créer en quantité illimitée du franc suisse pour le vendre contre euro en accumulant des obligations d’état allemandes ou françaises, mais cela finissait par coûter cher).

La BNS a brutalement rompu ce peg officiel et après une forte appréciation du franc suisse sur les premiers mois de l’année 2015 a sans doute conservé un nouvel objectif de change implicite contre euro (probablement entre 1.10 et 1.15 aujourd’hui). Le maintien de ce peg «caché» la contraint à l’abandon d’un des deux autres côtés du triangle: soit le contrôle des mouvements de capitaux , soit le «renoncement» à l’indépendance de la politique monétaire. C’est naturellement ce dernier point qui est privilégié par la SNB: forte baisse de son taux de rémunération des dépôts à -0,75% et fixation d’un corridor de fluctuation du LIBOR 3 mois CHF compris entre -1,25% et -0,25%. Et en cas de nouvelle agressivité monétaire de la BCE début mars, la BNS n’hésitera pas à enfoncer en territoire encore plus négatif ses taux directeurs. Cela ne sert à rien mais il paraît que ce serait pire si elle ne faisait rien. C’est le nouvel argument à la mode des banquiers centraux: «notre politique monétaire est inefficace pour plein de raisons, mais ce serait encore pire si nous n’avions rien fait». S’ils ont raison, c’est grave.

Nous avons vu que la dévaluation était inefficace pour restaurer les comptes extérieurs. Nous avons vu aussi que les politiques de dépréciation du change dans le prolongement des QE pouvaient être contreproductives (les devises sensées se déprécier sont massivement shortées par la spéculation et se retournent violemment à la hausse lors de séances de krachs). Nous avons vu enfin que certains pays arrimant leurs devises au dollar seront obligés de sacrifier le lien quasi fixe de leur parité, ce qui devrait maintenir un régime de très forte volatilité sur les marchés financiers.

Mory Doré Février 2016
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