Cependant les spécificités du secteur agricole et la variété des modèles économiques de la filière imposent des compétences à cheval entre les mondes autrefois étanches de la finance et l’agronomie.
C’est un fait désormais entendu: le prix des matières premières agricoles est devenu très volatil. Structurellement volatil. Quelles que soient les résultats de la réforme attendue de la PAC en 2013, l’affaiblissement des filets de sécurité protégeant auparavant les prix à la baisse va laisser libre cours aux seules lois du marché. Or si la demande est lisible, globalement inscrite sur une tendance haussière de 1% par an à l’échelle mondiale, l’offre dépend quant à elle de facteurs climatiques forcément aléatoires. Ce déséquilibre explique largement la pérennité de la volatilité et donc, la financiarisation en cours de ces marchés largement libéralisés.
Les acteurs de la filière n’ont pas attendu pour conformer leurs pratiques à ce nouvel environnement. Confrontés à une instabilité des prix désormais chronique, ils ont commencé à s’équiper de produits structurés visant à couvrir et donc, à neutraliser, voire parfois à tirer profit des conséquences de ce nouveau risque sur leurs marges. Mais voilà. Si les outils existent, largement promus par les établissements bancaires, les états-majors peinent encore à évaluer précisément leur propre risque. Le remède tend donc trop souvent à prendre le pas sur le diagnostic. Difficile, dans ces conditions, de se couvrir efficacement. Après l’utilisation des produits structurés, la filière agricole devrait donc s’inspirer des outils de mesure des risques longuement muris dans le secteur financier, et notamment le plus connu d’entre eux: la Value at Risk (VaR).
Construite sur des modèles mathématiques complexes, la VaR mesure le montant maximal des pertes que peut subir une société ou un acteur sur les marchés avec une probabilité et sur un horizon temporel donnés, c’est-à-dire sauf événement extrême. En clair, la VaR répond à l’affirmation suivante: «Nous sommes certains à 90%, 95% ou 99% (...), que nous n’allons pas perdre plus de tant d’euros avant telle date». C’est ce montant estimé et variable dans le temps qui servira ensuite de base à la couverture.
Introduite en 1994 par la banque d’affaires J.P. Morgan, la VaR a rendu de nombreux services aux gérants de portefeuille, dont elle a estimé le risque de pertes sur leurs portefeuilles d’actions ou d’obligations. Depuis, cet outil s’est généralisé aux directions financières des entreprises traditionnelles, qui y ont vu là un moyen d’estimer le risque que les aléas de paramètres exogènes, telles que les taux d’intérêt, ou encore les taux de change, faisaient courir sur leurs marges. Appliqué au monde agricole et agroalimentaire, il permet de jauger avec un degré de précision inédit le montant maximal qu’une société pouvait perdre compte tenu de l’évolution du prix des matières premières.
La brutalité de la crise financière a mis en relief la nécessité d’instaurer une gestion du risque objective: en toute logique, le contrôleur du risque doit être totalement indépendant de la société exposée au risque. L’actualité récente a confirmé quelques incohérences dans ce domaine, en témoigne la complaisance des agences de notation envers les banques américaines, inversement proportionnelle à leur sévérité envers les finances des Etats européens. L’autre enjeu est d’intégrer aussi les risques extrêmes, comme la faillite de Lehman Brothers. Le calcul de la VaR a donc été complété par d’autres dispositifs.
C’est le cas du «stress testing», qui se focalise sur un nombre restreint de scénarios extrêmes et permet de quantifier les conséquences de variations très fortes généralement ignorées par les autres techniques, comme la VaR, en raison de leur caractère très rare. C’est d’ailleurs ce dispositif que l’administration Obama a imposé aux banques américaines afin de connaître leur capacité de résistance et donc, de remboursement des larges aides publiques consenties dans le contexte de marché très agité d’alors.
Mais voilà. Appliquer strictement ces méthodes à la filière agricole ne suffit pas. Les matières premières agricoles sont de actifs à la fois vivants (dont l’évolution répond donc à des facteurs aléatoires et exogènes) et stockables. L’utilisation des techniques de mesure des risques doit donc prendre en compte ces deux paramètres spécifiques. De l’amont à l’aval de la filière, les modèles économiques varient par ailleurs radicalement, nécessitant une adaptation du dispositif. La généralisation de cette technique demande donc des compétences à cheval entre les mondes autrefois étanches de la finance et l’agronomie. La financiarisation de la filière ne doit pas faire oublier ses origines agricoles.