On me demande souvent si la crise économique et financière que nous vivons gagne ou perd en intensité; par contre bizarrement l’on ne me demande plus quand et comment l’on va en sortir comme si l’on avait intégré une culture de la crise. Il est vrai que celle-ci est inédite et sans précédent et que les solutions traditionnelles de politique économique sont inefficaces au regard du déficit de confiance vis à vis de la finance et du déficit de fonctionnement des marchés financiers (marché interbancaire paralysé et marché obligataire sur les dettes souveraines fragiles de la zone Euro également paralysé)
Donc il est important de suivre un certain nombre d’indicateurs économiques et financiers (données statistiques, valorisation d’instruments financiers, paramètres de marchés) quotidiennement, hebdomadairement ou, le cas échéant, mensuellement pour savoir ou l’on en est quant au niveau d’intensité de cette crise. Ces indicateurs doivent nous permettre de mesurer
- les dysfonctionnements dans le fonctionnement des marchés financiers (paralysie par exemple du marché interbancaire et crise de liquidité)
- la forte aversion au risque des acteurs financiers
- les phénomènes de peur, panique ou mimétisme
On peut regrouper ces indicateurs en deux thématiques fortes: l’évaluation de la crise de liquidité du système bancaire; le niveau d’aversion au risque et l’importance de la réallocation des portefeuilles vers les actifs jugés à tort ou à raison sans risque
LES INDICATEURS PERMETTANT DE MESURER LE DEGRÉ D’INTENSITÉ DE LA CRISE DE LIQUIDITÉ
Je privilégie quatre indicateurs de nature très différente qui me permettent d’apprécier objectivement le degré intensité de la crise de liquidité
1/ Ce que l’on appelle les dépôts overnight des banques à la BCE: entre 250 et 300 Milliards d’euros chaque jour dans la conjoncture actuelle contre un sommet de 340 Milliards d’euros en septembre 2008 lors du défaut de Lehman mais contre des niveaux de 20 à 40 milliards en période de fonctionnement normal du marché monétaire. Chacun aura compris que plus ces dépôts sont élevés, plus ils traduisent des dysfonctionnements importants du marché interbancaire, les banques préférant stocker leur liquidité à la banque centrale que de se prêter entre elles ou de financer l’économie.
Plus les dépôts overnight des banques à la BCE sont élevés, plus ils traduisent des dysfonctionnements importants du marché interbancaireMory Doré
2/ Ce que l’on appelle le spread ou écart entre l’Euribor 3 mois et le swap 3 mois contre Eonia. Juste une petite parenthèse technique: l’Eonia est le taux représentatif des échanges interbancaires au jour le jour entre institutions financières; le swap 3 mois contre Eonia est un instrument financier hors bilan (donc ne consommant pas de liquidité pour une banque) qui permet de transformer une dette ou un placement court terme à taux fixe en une dette ou un placement court terme en taux variable, en l’occurrence ici indexé sur l’Eonia. Pourquoi suivre cet indicateur est important (je le fais chaque matin)? Eh bien, on comprend intuitivement que plus ce spread ou écart est élevé, plus cela traduit des conditions de liquidité tendues; en effet, les évolutions du swap 3 mois eonia sont déconnectées du contexte de liquidité des banques alors qu’au contraire le niveau de l’Euribor 3 mois est lié à l’offre et la demande sur les échanges interbancaires à 3 mois. Donc plus la crise de liquidité gagnera en intensité plus les tensions seront fortes sur le taux interbancaire Euribor relativement au swap. En temps de fonctionnement normal du marché monétaire, ce spread se situe autour de 15 bp (0.15%); aujourd’hui ce spread évolue autour de 80 bp (0.80%).
Plus la crise de liquidité gagnera en intensité, plus les tensions seront fortes sur le taux interbancaire Euribor relativement au swapMory Doré
3/ Ce que l’on appelle le basis swap Euribor contre Libor USD. Ce type d’instrument permet d’échanger des conditions de financement en € en conditions de financement en USD. En situation normale, le basis swap doit valoir autour de zéro car cela signifie que le coût de liquidité sur une maturité donnée des emprunts en euros est voisin de celui des emprunts en dollar (une banque européenne va par exemple emprunter sur 1 an en Euro à Euribor 12 mois + 0.20% ou sur 1 an en USD à Libor 12 mois USD +0.20%). Or aujourd’hui, le basis swap 1 ans €/USD se situe autour de -50 bp, ce qui traduit les difficultés des banques européennes à se procurer des liquidités en USD Outre-Atlantique. Le refinancement à 1 an en Euro à Euribor 12 mois + 0.20% swappé en USD devient alors un refinancement à 1 an en USD à Libor 12 mois USD +0.70%.
En situation normale, le basis swap doit valoir autour de zéro. Aujourd’hui, le basis swap 1 ans €/USD se situe autour de -50 bp, ce qui traduit les difficultés des banques européennes à se procurer des liquidités en USDMory Doré
4/ Le comportement BCE et le poids des LTRO (long terme refinancing operations) par rapport au MRO (main refinancing operations). Depuis mars 2008, la masse de liquidités allouée aux banques européennes chaque mois lors des opérations d’appels d’offres de la BCE se situe en moyenne autour de 565 milliards d’euros. Avec une répartition très anormale puisque 152 milliards le sont lors des opérations normales de refinancement à une semaine (les MRO) et 413 milliards le sont lors d’opérations de repos extraordinaires sur des durées de 1 à 12 mois (les LTRO). Soit une répartition MRO/LTRO de l’ordre de 27%-73% alors qu’historiquement sur la période 1999-2007 de fonctionnement normal du marché monétaire de la zone Euro, cette répartition était de l’ordre 90%-10%!!!
La répartition MRO/LTRO de l’ordre de 27%-73% alors qu’historiquement sur la période 1999-2007 de fonctionnement normal du marché monétaire de la zone Euro, cette répartition était de l’ordre 90%-10%Mory Doré
LES INDICATEURS PERMETTANT DE MESURER LE DEGRE D’AVERSION AU RISQUE ET L’IMPORTANCE DU REFUGE VERS LES ACTIFS JUGES A TORT OU A RAISON SANS RISQUE
1/ Il faut naturellement surveiller le VIX, surnommé à juste titre l’indice de la peur. Cet indice est le baromètre de volatilité des marchés actions US. D’un point de vue technique, il est calculé en faisant la moyenne des volatilités sur les principaux prix d’exercice des options d’achat (CALLS) et de vente (PUTS) sur l’indice S&P 500. Plus ce niveau de volatilité est élevé, plus les marchés sont gagnés par la peur, l’aversion au risque et un degré de pessimisme élevé sur différentes thématiques: craintes microéconomiques sur les résultats des entreprises; craintes macroéconomiques de récession mondiale; craintes de risques systémiques (défauts bancaires, défauts souverains …)
Plus le VIX est élevé, plus les marchés sont gagnés par la peur, l’aversion au risque et un degré de pessimisme élevéMory Doré
2/ Une des meilleures mesures de l’aversion au risque est d’observer le spread entre les taux à 3 mois du marché interbancaire (Libor USD aux Etats-Unis, Euribor 3 mois en zone Euro) et le niveau des bons du trésor à 3 mois dans ces mêmes zones (Treasury Bill 3 mois aux Etats-Unis, Bubill 3 mois en Allemagne, BTF 3 Mois en France). On appelle désormais l’écart entre ce taux interbancaire et le taux des bons du Trésor le TED SPREAD (abréviation à l’origine sur le marché US de Treasury et d’Eurodollar). Le suivi de cet indicateur de marché est doublement pertinent: plus le spread est élevé comme aujourd’hui, plus cela signifie non seulement que les tensions sur le marché interbancaire sont fortes mais aussi que les investisseurs favorisent les bons du Trésor en tant que valeurs refuge
Plus le TED SPREAD est élevé, plus les tensions sur le marché interbancaire sont fortes et plus marqué est la préférence des investisseurs pour les bons du Trésor comme valeurs refugeMory Doré
3/ Une autre façon de juger du degré d’aversion au risque (on aurait d’ailleurs pu considérer cet indicateur comme un indicateur d’évaluation de la crise de liquidité) est d’observer le niveau de performance des banques sur les marchés financiers: aussi bien au niveau de leurs cours boursiers (et donc de leurs perspectives de résultats) qu’au niveau des CDS bancaires (et donc de leurs perspectives de solvabilité)
CONSEQUENCES AVEC UNE REALLOCATION D’ACTIFS VERS LES VALEURS REFUGE TEMPORAIRES
Le suivi de ces paramètres et indicateurs peut permettre, moyennant rigueur et discipline, de prendre des positions de trading et d’investissement opportunistes sur des horizons de temps assez courts (jour, semaine, quinzaine, mois…)
Tout écartement du spread Euribor/Swap eonia, du basis swap €/USD, du Ted-Spread ou toute hausse violente du VIX va donc se matérialiser par des comportements de panique et des réallocations temporaires de portefeuilles sur les marchés. Voilà pourquoi nous parlons de refuges temporaires
Marché des changes
Sur le marché des changes, le franc suisse (avant l’arrimage à l’euro sur les niveaux de 1.20 depuis le 06/09/2011) et le yen ont tendance durant ces épisodes à s’apprécier brutalement. Ceci est du à la mémoire des investisseurs qui associent aversion au risque au débouclement des carry trade initiés entre 2004 et 2007 au détriment du CHF et du JPY. On se souvient qu’à l’époque l’absence d’aversion au risque conduisait au jeu préféré suivant: emprunts de CHF et de JPY à des taux très bas, vente de ces devises contre USD et autres devises à haut rendement afin de capter un portage positif immédiat; le retour d’aversion au risque a conduit les hedge funds en fortes pertes pratiquant le carry trade à déboucler leurs positions en rachetant massivement à découvert le JPY et le CHF; c’est ce qui s’est violemment passé en 2008 et 2009 et aujourd’hui, à tort ou à raison, tout regain d’aversion au risque est très souvent synonyme d’appréciation du JPY et du CHF. C’est un peu absurde car l’on se réfugie sur ces devises uniquement par rapport à des effets mémoire.
Le regain d’aversion au risque est très souvent synonyme d’appréciation du JPY et du CHF. Ce qui est un peu absurde car l’on se réfugie sur ces devises uniquement par rapport à des effets mémoireMory Doré
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Marchés de taux US
Sur les marchés de taux US, il n’y a pas que refuge sur les bons du trésor à court terme; il y a aussi refuge massif sur les emprunts d’état US à long terme avec l’idée sous jacente qu’il s’agit des actifs les plus liquides du monde et donc mobilisables en tant que de besoin en cas de grave crise de liquidité sur les marchés financiers. Là encore, nous sommes en pleine absurdité puisque ces investissements en actifs libellés en USD ignorent totalement la faiblesse des fondamentaux de l’économie US ou les inquiétudes sur l’état des finances publiques US. On se souvient, par exemple, que le downgrading par S&P de la note US en août 2011 avait provoqué une forte aversion au risque chez les investisseurs du monde entier et, qu’au lieu de vendre pour des raisons fondamentales les emprunts d’états US, ils s’étaient au contraire réfugiés sur cette classe d‘actif.
Le refuge sur les emprunts d'états US est absurde puisque ces investissements en actifs libellés en USD ignorent totalement la faiblesse des fondamentaux de l'économie US ou les inquiétudes sur l’état des finances publiques USMory Doré
Zone Euro
En zone Euro, il y a dans ces périodes d’aversion au risque, même lorsque celle-ci n’est pas exclusivement liée à la crise des dettes souveraines périphériques, refuge des investisseurs vers les dettes publiques à long terme du «core» Europe et surtout vers le Bund allemand à 10 ans au détriment des dettes périphériques.
MAIS A MOYEN TERME, IL FAUT S’ATTENDRE A DES RÉALLOCATIONS VERS DES VALEURS REFUGE DURABLES AVEC LA REVANCHE DES ACTIFS RÉELS
Attention, il y aura tôt ou tard des limites à l’investissement en titres d’état uniquement pour des raisons liées à l’aversion au risque. D’autre refuges moins surévalués prendront le relais: l’or encore et toujours (malgré son parcours fortement haussier et surtout parce qu’en tant qu’actif réel, il ne peut y avoir de bulle); des titres corporate aux fondamentaux solides; des supports indexés sur l’inflation; des titrisations cash adossées à des actifs tangibles décotés et bénéficiant d’un regain d’intérêt; voire des actifs émergents (souverains, corporate, equity)
La vraie question aujourd'hui est de s'interroger sur le choix entre actifs réels et actifs financiersMory Doré
De manière générale, nous croyons toujours que les actifs réels se vengeront et performeront donc pour de bonnes raisons: monétisation à outrance; craintes inflationnistes (surtout que les évolutions économiques dans les marchés émergents finiront par transformer les excès de liquidité en hausses fortes des prix des biens et services et non plus seulement en hausse des prix de certains actifs financiers); période prolongée de taux d’intérêt réels négatifs.
De l’autre coté, les perspectives de rentabilité des actifs financiers seront durablement faibles: absence de croissance forte (l’endettement public et privé ne pouvant plus soutenir artificiellement la croissance); nécessité de resolvabilisation des états et des banques; phénomènes extra-économiques: aversion au risque et contraintes réglementaires et prudentielles obligeant à sous-pondérer les actifs financiers.