Un consensus s’est rapidement formé autour de l’idée selon laquelle la perspective d’un vaccin efficace amènerait les marchés à intégrer dans leurs cours la normalisation de la situation économique. Ceci impliquerait une pentification durable des courbes de l’Allemagne, des Etats-Unis et d’autres pays de l’OCDE. Cette pentification déclencherait à son tour une rotation des positions en faveur des actions «value», qui ont peu performé depuis une décennie, au détriment des valeurs de croissance ainsi que des titres de qualité.
En tant qu’investisseur obligataire, je doute de la validité des arguments en faveur d’une pentification marquée des courbes de taux, du moins au stade actuel. Je m’en expliquerai dans un premier temps. Dans un second temps, j’examinerai le caractère toujours plus endogène[1] des marchés financiers. Il apparaît en effet que les valorisations des actifs financiers varient en fonction d’une tendance sous-jacente et du biais des intervenants. Depuis 2009, cette tendance sous-jacente est clairement l’inflation des actifs financiers. Quant au biais dominant, il ne s’est souvent modifié qu’à la faveur d’une série de changements complexes et synchrones des positionnements des acteurs du marché. En tout état de cause, les changements de valorisations n’ont plus qu’un lien ténu, voire inexistant, avec les indicateurs macro- ou microéconomiques.
Pour ce qui concerne la courbe des taux, la condition préalable à sa pentification durable serait son désarrimage des politiques de fixation des taux par les banques centrales, un sujet tout à fait hors de propos à l’heure actuelle.
L’examen des taux courts indique que la Fed pourrait commencer à devenir plus restrictive dès 2024, dès 2026 pour ce qui concerne la BCE. Or, même si en raison du succès d’un vaccin contre le coronavirus, ces échéances devaient se rapprocher, la hausse des primes de terme resterait limitée. La structure des prix à terme est d’ailleurs éloquente.
Aux horizons de trois et quatre ans, les rendements des bons du Trésor américain à 10 ans se situent respectivement à 1,43 et 1,56%. Compte tenu de la pente actuelle de la courbe des taux américains, le marché table sur un rendement d’environ 1,50% pour le 10 ans américain (0,89% à l’heure actuelle) dans le courant du premier semestre de 2024. Les investisseurs qui estiment que ce niveau ne sera pas atteint ne devraient donc pas craindre de prendre un risque raisonnable en matière de duration de leur exposition aux bons du Trésor. En revanche, ceux qui tablent sur un rendement qui approche les 2% en 2024 pour le 10 ans américain par exemple devraient réduire leur sensibilité aux taux dès à présent.
Pour ce qui concerne les emprunts allemands à 10 ans, leurs rendements aux horizons 5 et 6 ans se situent à -0,12%, contre – 0,55% à la fin de la semaine dernière. Si, comme l’anticipe le marché, les taux de dépôt passent de – 0,50% à environ -0,40% au 1er semestre 2024, l’investisseur devrait s’interroger pour savoir si un emprunt à 10 ans dont le rendement est de -0,12% à cet horizon correspond bien à ses attentes.
De ce point de vue, la politique de taux menée par la Banque du Japon (BoJ) constitue un exemple intéressant. Alors qu’elle a maintenu son taux directeur à -0,10% depuis des lustres, les fluctuations du 10 ans japonais ont évolué dans une fourchette étroite située autour de 0,00%.
L’argument d’un contrôle explicite de la courbe des taux au niveau du 10 ans comme seule variable explicative de ce phénomène paraît discutable dans la mesure où cela fait longtemps que la BoJ n’a pas dû utiliser tout son potentiel d’assouplissement quantitatif pour contrôler l’évolution des taux. On pourrait imaginer que la BCE adopte une attitude similaire et que, compte tenu du caractère permanent de ses programmes d’achat d’actifs, les intervenants sur le marché gardent un biais positif vis-à-vis des taux et du risque de duration de l’Union monétaire européenne. En revanche, si ce biais dominant venait à se modifier, il est clair qu’il conviendrait de devenir plus prudent.
Tout ceci amène à penser que les facteurs exogènes, du type arrivée d’un vaccin en période de pandémie ou indicateurs macroéconomiques favorables, y compris sur le front de l’inflation, auront de moins en moins d’influence sur les tendances dominantes et les biais des acteurs du marché. Depuis la crise financière de 2008-2009, les programmes d’assouplissement quantitatif des banques centrales sont devenus monnaie courante, évolution reflétée par une tendance sous-jacente à la hausse qui est très nette sur les marchés des emprunts d’Etat et des actions.
Ces 12 dernières années, ce biais positif n’a été remis en question qu’une seule fois, à savoir lors du cycle de durcissement de la politique monétaire de la Fed entre fin 2015 et fin 2018. A l’époque, la Fed s’était également efforcée de réduire son bilan. Ce durcissement s’était rapidement traduit par une déstabilisation du marché financier et des ventes massives de titres en novembre et décembre 2018. Cependant dès 2019, le biais positif avait repris le dessus, tant sur les marchés obligataires que sur ceux des actions.
La dépendance des marchés vis-à-vis des variables endogènes va encore se renforcer du fait de la coordination accrue entre politique monétaire et politique budgétaire. Ainsi, la correction des attentes d’inflation pourrait prendre un aspect inédit et se traduire par un abaissement des courbes des taux réels plutôt que par un relèvement des courbes des taux nominaux. Ce phénomène ne durera bien évidemment que jusqu’au moment où l’entrée dans une véritable phase de resserrement des taux deviendra imminente. Dès lors, le biais positif pourrait à nouveau s’inverser et amener à un positionnement rendu défensif par la perspective d’une hausse des taux longs.
L’économie n’est pas une science dure comme la physique ou la chimie. Elle est fondamentalement «sociale» et s’intéresse avant tout au comportement des agents économiques confrontés à un avenir incertain et qui ne peut être connu à l’avance. Les marchés financiers constituent un écosystème qui, la plupart du temps, se suffit à lui-même. Essentiellement complexe, il est totalement indépendant des modèles d’équilibre général. D’ailleurs, le fait que les banques centrales soient devenues en son propre sein un déterminant des valorisations tend à montrer qu’il dépend de plus en plus de variables endogènes et qu’il est de moins en moins influencé par les tensions de type exogène. Seuls les marchés des matières premières et les marchés privés pourraient échapper à cette tendance et devenir les exceptions vers lesquelles les investisseurs seront de plus en plus nombreux à se réfugier. A ce titre, il peut être utile de se replonger dans «l’alchimie de la finance», ouvrage rédigé par George Soros en 1987 puis actualisé en 1994. Si à l’époque, en tant que jeune acteur sur le marché financier je n’ai pas saisi tout l’intérêt de sa théorie de réflexivité, aujourd’hui, soit trente années plus tard, je commence à en comprendre toute la valeur et toute la signification.