Avec cette pandémie, le monde traverse sa pire épreuve depuis plus de 80 ans. Pouvoirs publics, entreprises, mais aussi populations et familles, tous doivent faire face à de douloureux dilemmes. Et les bouleversements occasionnés sont tels qu’un retour à la vie d’avant semble inconcevable.
S’il y a quelque chose à retenir de l’histoire des pandémies, c’est que les crises de santé publique sont profondément déstabilisantes. Les retombées économiques, sociales et géopolitiques ont en effet tendance à être durables et à s’étendre sur plusieurs années, quand ce n’est pas sur plusieurs décennies.
Au vu de ce constat, les investisseurs doivent s’attendre à ce que les autorités revoient leurs priorités, à ce que les entreprises adoptent de nouveaux modèles d’affaires, et à ce que les citoyens-consommateurs réévaluent leurs besoins.
Le bouleversement est incontestable. Mais différentes trajectoires s’offrent au monde. Pictet Asset Management a mené une étude, en partenariat avec le Copenhagen Institute for Futures Studies, pour mieux appréhender l’évolution possible du paysage d’investissement d’ici cinq à dix ans. Quatre scénarios apparaissent plausibles dans le sillage de la pandémie, en fonction des choix qui seront faits.
Ces situations ont été conçues de manière matricielle, technique très courante dans le domaine de la prospective. Nous avons identifié les deux facteurs (les variables) qui auront, à notre sens, l’impact le plus marqué sur l’environnement économique, géopolitique et social après le passage du coronavirus.
Le premier concerne les valeurs chères aux citoyens et aux consommateurs, ce sont les principes qui guident leurs décisions. Le second est la gouvernance, c’est-à-dire la nature des relations entre les pays et l’influence des institutions internationales.
Chaque variable est assortie de deux extrêmes clairement définis: par exemple, du bien-être de la société à l’individualisme et à l’instinct de conservation pour les valeurs sociales, ou du multilatéralisme total à l’unilatéralisme pour les relations entre les pays.
En combinant ces variables et leurs extrêmes de différentes manières, nous avons identifié quatre scénarios (voir figure 1).
Chacun est caractérisé par un paysage économique, social et géopolitique distinct, et a des conséquences spécifiques pour les investisseurs: les secteurs et les entreprises qui prospèrent dans certains environnements peuvent lutter pour leur survie dans d’autres.
Dans le scénario A, Act local, think global (Action locale, vision globale), les citoyens émergent de la crise sanitaire avec une nouvelle vocation morale, convaincus désormais que seules des mesures collectives peuvent contribuer à réduire les inégalités et à inverser le processus de dégradation de l’environnement. Les instances gouvernementales cherchent à protéger le marché intérieur avec des mesures favorisant les secteurs d’activité et la propriété intellectuelle du pays. Dans ce scénario, la productivité mondiale et les échanges commerciaux sont mis à mal, car le protectionnisme freine la coopération internationale. En parallèle, le «localisme» se développe et porte les secteurs capables d’adapter leurs produits et services à l’évolution des besoins des consommateurs.
Dans le scénario B, All together now (Coopération et entraide), le monde se remet des ravages de la pandémie grâce à une solidarité renouvelée. Les gouvernements et les citoyens du monde entier partagent une vision commune d’une économie plus inclusive et plus durable, et travaillent main dans la main pour y parvenir. Le monde passe d’un modèle en grande partie unipolaire, sous l’autorité des Etats-Unis, à un fonctionnement multipolaire où les Etats-nations et les organisations internationales collaborent plus étroitement pour faire face au changement climatique et venir à bout des problèmes chroniques de la société. Dans ce scénario, les technologies environnementales et les énergies renouvelables attirent de plus en plus d’investissements, tandis que les gouvernements légifèrent pour protéger les populations vulnérables et accorder plus de droits aux travailleurs. Certaines mesures ne sont toutefois pas sans contrepartie: les taux de croissance économique chutent en deçà de leur tendance à long terme, car le durcissement des réglementations et l’augmentation des taux d’imposition des entreprises viennent entraver l’innovation et la concurrence.
Dans le scénario C, Not my problem (Désengagement), la pandémie a alerté les dirigeants politiques sur des problèmes profondément ancrés et depuis longtemps négligés. Un large consensus existe parmi les grandes puissances économiques: les inégalités, la mobilité sociale limitée et les dommages causés à l’environnement sont des menaces mondiales qui nécessitent des solutions mondiales. Mais cet avis se heurte à celui des populations: la pandémie a brisé de vastes pans de la société. Les citoyens se replient sur eux-mêmes pour assurer leur subsistance et leur sécurité financière, loin du discours politique et de la vie en communauté. Face à l’intransigeance d’une grande partie de la population, les gouvernements peinent à opérer une véritable transition vers une économie où chacun a sa place.
Dans le scénario D, Going it alone (Individualisme), l’optimisme est moindre dans le monde d’après. Les citoyens ont perdu confiance dans la capacité des gouvernements à résoudre les problèmes mis au jour par le virus. Ils sont défaitistes concernant leur avenir et se désengagent du processus politique. Les considérations d’ordre éthique et environnemental, mais aussi l’idée d’un «sacrifice commun» n’ont plus de valeur. Egalement meurtris par la Covid-19, les Etats-nations se replient sur eux-mêmes pour tenter de sauvegarder leurs ressources naturelles, leurs secteurs d’activité et leurs travailleurs. La coopération internationale étant limitée, la résolution des problèmes d’envergure mondiale comme la dégradation de l’environnement et les inégalités sociales avance peu, quand elle ne stagne pas.
Les nombreuses mesures protectionnistes nationales érodent nettement le potentiel de croissance à long terme de l’économie mondiale. Le démantèlement des chaînes logistiques internationales, les restrictions à l’immigration et la sanctuarisation des secteurs stratégiques contribuent à augmenter les coûts de production des entreprises, ce qui renforce le risque de stagflation. A mesure que le commerce international recule, les nations – pour la plupart émergentes – tributaires des exportations souffrent de manière inégale et voient leur taux de chômage augmenter.